Cœur de glaise

J'aime beaucoup Maman. Maman me déteste, mais ce n'est pas grave. Maintenant que je vais m'occuper d'elle, elle comprendra combien je l'aime, et alors elle m'aimera à son tour.

Je sais pourquoi elle m'a en horreur, pourquoi elle ne s'est jamais occupée de moi. Elle ne me l'a pas expliqué elle-même, mais j'ai écouté les gens du cirque en parler. Ils ne faisaient jamais attention à moi, ils croyaient que je ne comprenais pas. C'est vrai que je ne suis pas très malin, pas comme les autres enfants. Mais à force d'entendre plusieurs fois la même histoire, ça a fini par rentrer dans ma tête.

Au début, je croyais que Maman me déteste parce que je suis comme ça. Mais en fait c'est elle qui a voulu que je sois comme ça. Elle qui posait les tuteurs lorsque j'étais un petit garçon, quand nous habitions ensemble. Ça, c'était avant le cirque, avant que monsieur Bastien ne m'emporte dans ses roulottes tirées par des chevaux.

Maman me déteste parce que c'est de ma faute si elle ne peut plus faire de trapèze, et si l'homme qui lui tient la main sur la photographie l'a quittée. Ça s'est passé « pendant les premières semaines de sa grossesse », mais je ne sais pas ce que ça veut dire, « pendant les premières semaines de sa grossesse ». Je ne sais pas non plus ce que j'ai fait. En tout cas, ça lui a donné « la nausée ». Juste au moment où elle lâchait le trapèze pour s'envoler jusqu'à son partenaire.

J'aime bien les trapézistes. Pendant les représentations, je me cachais derrière des accessoires, en coulisse, et je soulevais un petit coin du rideau rouge pour regarder. Mon spectacle préféré, c'était celui des trapézistes – « un numérrrrro verrrtigineux ! », annonçait monsieur Bastien en roulant les "r" comme un tambour. Les trapézistes sont beaux quand ils dansent dans le ciel. Maman aussi était belle, je l'ai vue sur la photographie : elle portait un maillot plein d'étoiles brillantes, et de beaux cheveux d'or encadraient son sourire. Je n'ai jamais vu Maman sourire ailleurs que sur ce souvenir en papier. Maintenant, la photo la fait pleurer.

Quand elle a eu « la nausée », au moment où elle sautait, elle ne s'est rattrapée à personne et elle est tombée au milieu de la piste. Je devine ce qui s'est passé ensuite, j'ai déjà assisté à ce genre d'accident : on s'est dépêché d'emporter Maman hors de vue des spectateurs, et les clowns ont déferlé sur la piste en cabriolant et en jouant de la trompette. Le spectacle continue, comme dit monsieur Bastien.

Pour Maman, le spectacle s'est arrêté. Sa jambe est restée tordue. Depuis l'accident, elle doit marcher avec une canne, cette canne en bois noir et dur dont elle s'est tellement servie pour me frapper. Son visage, aussi, est resté tordu. Le côté où elle est tombée est plein de grosses cicatrices, rouges et laides, alors que son autre joue est blanche et lisse. Sa mâchoire et ses lèvres sont déformées, ça lui donne une voix bizarre quand elle parle, comme si elle avait la bouche pleine de pain.

Chaque fois qu'elle regardait la photographie où elle est tellement belle, tellement heureuse, tellement avec l'autre homme, des larmes s'échappaient de ses yeux. Des larmes qui ne coulent pas à la même vitesse de chaque côté de son visage. Dans ces moments-là, j'avais envie de la prendre dans mes bras et l'embrasser, mais elle ne me m'aurait jamais laissé faire une chose pareille.

Après l'accident, Maman a dû quitter le cirque. Elle s'est installée dans la maison où je suis né et où nous avons habité pendant dix ans. Une femme l'a aidée, au début, quand j'étais bébé, mais je ne m'en souviens pas. Ensuite, elle est retournée travailler au cirque, et il n'y a plus eu que Maman et moi. C'est à partir de ce moment-là que Maman a commencé à mettre les tuteurs. Pendant dix ans, personne n'est venu à la maison. Régulièrement, Maman recevait une enveloppe avec de l'argent. Plus tard, j'ai appris que cet argent venait du cirque.

Une fois par semaine, Maman sortait acheter des provisions. Le nez à la fenêtre, je la regardais descendre en boitant le chemin menant au village. L'hiver, le sol gelé manquait de la faire déraper à chaque pas. Au printemps et en automne, sa canne et ses pieds s'enfonçaient dans la terre détrempée par les pluies d'orage. Pourtant, le plus dur pour elle était de marcher dans le village même. Les rues étaient bizarrement désertes quand elle les parcourait. C'est ce qu'elle disait quand elle parlait toute seule après avoir trop bu et qu'elle oubliait de m'envoyer dans ma chambre. Elle disait qu'elle descendait au village, mais que le village ne venait jamais nous voir. Quand elle devait sortir, Maman se coiffait d'un chapeau muni d'une voilette, pour cacher sa figure qui faisait peur aux gens. Depuis son accident, je suis le seul être au monde à l'avoir regardée avec amour.

Pendant toutes ces années, je n'ai pas mis les pieds dehors – Maman me l'interdisait – et je n'ai vu personne. Quand elle sortait, elle fermait la porte à double tour. Une précaution inutile : je suis un bon garçon, je n'aurais pas désobéi à Maman !

Les journées s'écoulaient lentement dans les trois pièces où j'avais le droit d'aller. Des pièces souvent plongées dans la pénombre parce que Maman avait peur de la lumière et de ce qu'elle révèle. Les miroirs l'effrayaient tout autant : il n'y en a jamais eu à la maison.

D'abord, il y avait ma chambre, avec mon lit en fer et la fenêtre au-dessus. Au fil des ans, les carreaux jamais lavés ont fini par atténuer la lumière du jour. Ensuite, il y avait la cuisine, juste assez grande pour contenir une table, deux chaises, une grosse armoire sans beaucoup de vaisselle à l'intérieur, et le gros poêle. L'hiver, je m'agenouillais devant pour me réchauffer. Parfois, je cognais mes tuteurs contre le tuyau brûlant, et ça faisait une musique qui me plaisait bien. Je n'avais pas d'autre jouet. Enfin, il y avait le vestibule, avec un gros tapis très doux sur lequel j'adorais me rouler. La chambre de Maman, je n'avais pas le droit d'y aller.

Et puis un jour, monsieur Bastien est venu chez nous. Monsieur Bastien est l'homme qui dirige le cirque. J'ai eu très peur, car c'était la première fois que quelqu'un nous rendait visite. Par la fenêtre, j'avais déjà vu des gens passer devant notre maison. Mais là, c'était différent.

La grosse voix de l'homme et sa moustache noire m'ont tellement fait peur que j'ai couru me cacher dans ma chambre. Monsieur Bastien et Maman ont parlé longtemps, et ça aussi c'était nouveau : d'habitude, Maman n'était guère bavarde. J'attendais avec impatience que l'homme s'en aille. Mais au bout d'un moment, Maman m'a appelé, alors j'ai obéi. Au début, monsieur Bastien m'a regardé avec pitié, peut-être parce que je boitais, et aussi à cause de ma figure.

Puis Maman m'a dit d'enlever ma chemise et mon pantalon. Je me suis déshabillé. Là, monsieur Bastien a eu l'air embarrassé. Ils ont encore discuté, et à la fin monsieur Bastien a dit qu'il voulait réfléchir. Il est parti en me regardant une dernière fois. Moi, j'étais bien content qu'il s'en aille, je croyais en être enfin débarrassé.

Mais le lendemain, l'homme est revenu. Il a dit à Maman que c'était d'accord et il lui a donné une enveloppe. Puis il m'a pris par la main – du bout des doigts, comme s'il avait peur de me toucher – et il m'a emmené dehors. Je regardais en arrière, trébuchant à chaque pas, j'attendais que Maman dise quelque chose, qu'elle m'interdise de partir. Elle m'a regardé m'éloigner sans rien faire, sans rien dire, sans un seul geste pour me retenir.

* * *

C'est ainsi qu'a commencé ma vie dans le cirque, « le plus grrrand chapiteau de tout le pays ! Apprrrrrochez mesdames et messieurs : les clowns, les équilibristes, des bêtes sauvages venues du monde entier, nos phénomènes qui vous feront frémir d'horreur ! ». J'ai beaucoup voyagé. Tous les jours, le cirque s'arrêtait dans une ville ou un village. Le chapiteau était monté devant les enfants dont les yeux brillaient d'envie. Après, c'était la grande parade dans les rues.

Le soir, il y avait le spectacle. Moi, je n'avais pas grand chose à faire, à part marcher sur l'estrade à l'entrée du chapiteau. Vêtu d'une veste rouge que son ventre menaçait de faire éclater, et d'un grand chapeau, monsieur Bastien récitait son boniment. « Apprrrrrochez mesdames et messieurs, et découvrez nos monstres fabuleux ! Quel démon a bien pu donner la vie à cet enfant, malaxer la glaise inerte pour ébaucher ce corps abominablement difforme ? » Je l'ai si souvent entendu, le boniment de monsieur Bastien, que je le connais par cœur.

Attroupé au pied de l'estrade décorée d'une grande pièce de tissu rouge et bleu avec des étoiles jaunes, le public venait me voir. Tandis que je défilais devant eux, je lisais dans leurs yeux de la fascination, et leur dégoût horrifié quand ils voyaient mes bras et mes jambes torses. Ensuite, je devais marcher jusqu'au bord de l'estrade pour que l'on voit mieux mon visage déformé. Alors, les spectateurs aux premiers rangs ne disaient plus rien, ils essayaient même de reculer. Parfois des dames s'évanouissaient, ou des enfants se mettaient à pleurer, et on devait les évacuer.

Maman ne m'a jamais donné de nom. Tout le monde a un nom, sauf moi. Mais au cirque, je suis devenu « le phénomène de foire », ou « le monstre ». C'est ce que disaient les gens du cirque en parlant de moi.

Je ne me rappelle pas quand Maman a commencé à me mettre les tuteurs, j'étais trop jeune pour m'en souvenir. Pour moi, c'est comme si j'étais né avec, et ils ont fait partie de moi jusqu'à ce que Maman décide de me les retirer définitivement, des années plus tard. Mais pendant tout ce temps, j'ai porté aux bras et aux jambes ces longues tiges métalliques articulées. Toutes les semaines, Maman resserrait d'un cran les petites vis, pour courber un peu plus les tuteurs. C'est comme ça que, progressivement, mes membres se sont déformés. Comme la jambe de Maman. J'avais aussi un tuteur à la mâchoire, qui a gauchi mon visage, et un autre sur le crâne, qui a fait ce creux dans ma tête.

Parfois, après avoir beaucoup bu, Maman me regardait et disait qu'elle faisait de la poterie avec moi. Que j'étais la glaise, et les tuteurs son tour de potier. Je ne comprends pas bien ce qu'elle voulait dire. Mais je sais que, grâce aux tuteurs, je lui ressemblais un peu plus, alors ça me faisait plaisir.

Au cirque, je n'avais rien à faire pendant la journée, et personne ne prenait soin de moi. J'allais voir les animaux, je donnais à manger aux singes, aux éléphants. Je crois qu'ils m'aimaient bien. Peut-être parce que nous nous ressemblons. Monsieur Bastien ne s'occupait pas de moi. Pour lui, je n'existais qu'au moment où je devais parader sur l'estrade. Et après l'exhibition, je redevenais invisible.

Tout le monde faisait comme lui. Tout le monde, sauf le clown. Sans son maquillage, son nez rouge et ses grandes chaussures, l'Auguste me terrorisait. J'essayais de ne jamais me trouver sur son chemin. Quand il me croisait, il se penchait en avant, tordait ses bras et ses jambes, et il faisait une grimace comme si son menton essayait de toucher son oreille. Les autres riaient, ils ressemblaient aux enfants qui regardent son numéro.

J'évitais particulièrement l'Auguste quand il avait bu. Car dans ces cas-là, il ne se contentait plus de faire des grimaces, il me battait, aussi. Comme sur scène avec le clown blanc, mais là, ça n'avait plus rien de drôle. Une fois, il m'a attaché à un piquet, il a mis de la pâtée dans la cavité de mon crâne qui forme comme un bol, puis il a regardé son chien manger dedans. Je sentais l'haleine chaude du chien, sa truffe qui fouillait, sa langue râpeuse qui léchait. Je hurlais pour que le clown me détache, mais lui se contentait de regarder en buvant au goulot de sa bouteille.

C'était comme ça, la vie au cirque.

* * *

Et puis un jour, le cirque s'est arrêté près de la maison de Maman. J'ai aussitôt reconnu le chemin par lequel nous étions passés le jour où monsieur Bastien m'avait emporté. Je ne suis pas très malin, mais je me souviens bien de certaines choses. J'ai cru que l'on s'arrêterait, que je pourrais voir Maman. Mais non, les roulottes ont continué leur route, jusqu'au village.

L'après-midi, monsieur Bastien s'est absenté. Je me doutais qu'il allait chez Maman. Il ne m'a pas proposé de l'accompagner, pourtant j'aurais bien voulu. Le soir, après le spectacle, je me suis approché de sa roulotte et j'ai écouté ce qu'il racontait à sa femme. Il a dit que Maman buvait de plus en plus, et aussi que, deux semaines plus tôt, elle était tombée et s'était cassé une jambe.

Alors, quand tout le cirque s'est endormi, je me suis mis en route. M'éloignant de la grand place où était monté le chapiteau, j'ai traversé le village. J'ai retrouvé le chemin qui montait vers la maison de Maman. Même dans le noir, et même si de toute ma vie je ne l'avais vue qu'une seule fois de l'extérieur, j'ai tout de suite reconnu la maison.

J'ai poussé la porte et je suis entré. La lampe à pétrole se trouvait sur la table, comme avant. Je l'ai allumée. La maison n'avait pratiquement pas changé. Un peu plus sale, peut-être, et partout une odeur d'alcool qui me rappelait l'Auguste. Je me suis dirigé tout droit vers la chambre de Maman. J'ai ouvert, tout doucement. Elle était là, dans son lit, endormie. Mon cœur s'est mis à battre très fort tellement j'étais heureux. En m'approchant, j'ai failli trébucher sur une bouteille d'absinthe vide qui traînait par terre. Et pour la première fois, j'ai posé mes lèvres sur son front, délicatement.

Ça a réveillé Maman. Quand elle m'a reconnu, elle s'est mise à hurler, elle m'a dit de m'en aller. Moi, je voulais lui dire qu'elle m'avait manqué. J'ai commencé à dire : « Maman », et je n'ai su que répéter ce mot sans pouvoir m'arrêter : « Maman, Maman, Maman... ». Elle continuait de crier. Comme je ne bougeais pas, elle a rejeté les couvertures, elle s'est redressée, et elle a essayé de se lever malgré sa jambe maintenue par des attelles. Je savais ce qu'elle essayait de faire : atteindre sa canne pour me chasser. J'ai voulu l'aider à se lever. Je voulais juste l'aider, elle n'a pas compris. En me repoussant, elle est tombée et sa tête a heurté le sol. Je me suis agenouillé auprès d'elle. J'avais très peur qu'il lui soit arrivé quelque chose de grave. Heureusement, j'ai entendu sa respiration. Son souffle empestait l'alcool.

Je savais ce qui arriverait, au matin, quand on constaterait ma disparition : on partirait à ma recherche. Quelqu'un viendrait forcément ici, et encore une fois on m'enlèverait à Maman. Je ne voulais plus que ça arrive. Il n'y avait donc qu'une seule chose à faire : j'ai pris Maman dans mes bras, je l'ai soulevée sur mon épaule – heureusement, elle était vraiment très maigre. Puis nous avons quitté la maison. J'ai marché longtemps, pour m'éloigner le plus possible du village.

Je ne sais pas combien de temps j'ai marché. J'étais épuisé, le jour allait bientôt se lever. Alors je me suis enfoncé dans la forêt pour nous trouver une cachette. Maman dormait toujours. Je crois que c'était autant à cause de sa chute que de l'alcool.

Au moment où j'étais trop épuisé pour continuer, j'ai aperçu une forme sombre au milieu des arbres. C'était une cabane abandonnée. La porte était défoncée, il n'y avait plus de carreau aux fenêtres, et plein de trous dans le toit.

Mais ce n'est pas grave. Ici, nous sommes loin de la route, on ne nous dérangera pas. Ce sera notre nouvelle maison. Oui, notre nouvelle maison, et c'est moi qui m'occuperai de Maman. Je lui trouverai de quoi manger dans la forêt, ou bien j'irai voler dans les fermes. Je goûterai en premier les baies que j'aurai cueillies : comme ça, si elles ne sont pas bonnes, c'est moi qui aurai mal au ventre à la place de Maman. Quand elle aura froid, je m'allongerai sur elle pour la réchauffer. Au début, elle ne voudra pas, elle voudra s'enfuir, et je devrai la retenir. J'ai trouvé des cordes solides. Mais son envie de fuir lui passera quand elle comprendra tout ce que je fais pour elle.

Oui, je m'occuperai bien de Maman, et ça sera comme des tuteurs pour son cœur. Alors elle finira bien par m'aimer.


Philippe Heurtel

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