Il n'y a pas si longtemps, si on m'avait demandé quel est le pire boulot que j'ai jamais eu à faire en tant que routard de l'espace free-lance, j'aurais répondu sans hésiter : retourner dans le passé, attraper le dernier dinosaure vivant sans l'abîmer, le traîner dans la soute du Rien ne va plus, notre cargo spatial, livrer le fret sur Oméga 3, nettoyer les déjections du dinosaure, puis retourner sur Terre, rallumer la machine temporelle et recommencer l'opération.
Oui, c'est que ce j'aurais répondu il y a un mois, quand on s'est lancé, mon associé et moi, dans cette opération invraisemblable, dangereuse, légalement douteuse, et qui devait nous rapporter un gros paquet de Flouzes.
A présent, ma réponse serait différente. Le boulot le plus pénible que j'ai jamais eu à faire en tant que routard de l'espace free-lance, c'est de toute évidence retourner dans le passé et remettre tous les dinosaures exactement où on les a trouvés, tout en veillant au timing afin de ne pas se rencontrer soi-même, et en se disant que dans un futur alternatif, on aurait été l'homme le plus riche de l'Univers.
Tout a commencé lorsque Murphy et moi sommes sortis de prison.
* * *
Nous avions fini de purger notre peine de six mois de travaux forcés pour recel de clone de dictateur en cavale. Sans un rond en poche, coincés en Nouvelle Jurassie, ce système au bout du monde peuplé d'extraterrestres ressemblant à des dinosaures intelligents, nous étions prêts à accepter la première offre de boulot. Je m'apprêtais à entamer les prospections de clientèle lorsque Murphy, mon bon à rien de partenaire sauf lorsqu'il s'agit de piloter ou de rafistoler le Rien ne va plus, réussit à m'étonner.
Il avait trouvé un client.
Tout seul.
D'accord, il l'avait trouvé en prison, mais un client est un client, surtout quand il a de l'argent.
— J'ai fait sa connaissance au pénitencier. C'est un cinéaste assez réputé sur son monde. On a rapidement sympathisé grâce au petit trafic de marijuana que j'avais mis en place et dont il était consommateur régulier. C'est l'aspect des habitants de Nouvelle Jurassie qui lui donné l'idée pour son nouveau film. Mais pour parvenir à ses fins, il a besoin d'un cargo.
— Et tu dis que ce Wood a des Flouzes ?
— Oui. Il est sorti de taule avant nous, mais je l'ai recontacté : sa proposition tient toujours. Il est même prêt à nous payer le carburant jusqu'à son système, Oméga 3. Honnêtement, Hamilton, c'est une bonne affaire. Tu peux me faire confiance.
Je savais bien que faire confiance à Murphy est la dernière chose à faire, mais nous étions fauchés. Si Wood nous proposait un contrat, je ne pouvais pas faire la fine bouche.
* * *
Nous avions rendez-vous dans un bar restaurant branché de la capitale, le Schrödinger café. Notre client était assis à une table un peu à l'écart, sous une alcôve au fond de la salle principale. A notre arrivée, il se leva pour nous accueillir et nous tendit la main. Au contact, je reconnus une prothèse.
— Monsieur Hamilton, monsieur Murphy, ravi de vous rencontrer. Asseyez-vous, je vous en prie. Vous devez être affamés après ce trajet de mille années-lumière. Connaissez-vous le principe du Schrödinger café ?
Nous n'avions jamais entendu parler de ce restaurant. Notre ignorance était légitime : un établissement classé trois Géantes Rouges au Guide Sussan, excusez du peu, est bien au-dessus de nos moyens.
— Il doit son nom à un physicien du XXème siècle, un pionnier de la physique quantique. Il est célèbre pour avoir énoncé un paradoxe dans lequel un chat se trouve dans ce qu'on appelle une superposition d'états, à la fois mort et vivant. Au Schrödinger café, les plats sont préparés selon ce principe : ils sont dans une superposition d'états lorsqu'on les déguste.
Wood nous montra la carte.
— Je vous conseille la spécialité de la maison, le « tartare Chateaubriand », un filet de bouf à la fois grillé et crû, très surprenant.
— Vous voulez dire que c'est un mélange de viande crue et de viande cuite ? demandai-je, perplexe.
— Non non non, sinon ça serait de la physique classique. Là, c'est un met qui est à la fois cru et cuit. Le goût n'a rien à voir avec un mélange des deux. Le plat est dans un état quantique qui plonge les papilles gustatives et le cerveau dans une superposition de sensations. La réduction du paquet d'onde finit par le faire basculer dans l'un ou l'autre état, mais les gourmets les plus réputés de l'Univers, lorsqu'ils se concentrent, parviennent à maintenir l'état quantique de la nourriture jusqu'à la fin de l'ingestion.
Tandis que Murphy craquait pour le tartare Chateaubriand accompagné d'un vin blanc-rouge et que Wood optait pour la « purée croquante de légumes du potager », je choisis le plat qui me parut le plus inoffensif. La carte ne m'inspirait pas confiance. Comment peut-on manger de « l'huître de Schrödinger maison : un mollusque en provenance des bassins de Cancale IV qui se déguste à la fois mort et vivant », ou bien leur « omelette norvégienne quantique du Chef, qui vous surprendra par sa superposition d'état chaud et glacé » ?
Quand le serveur, un extraterrestre de la planète Y-Ann, repartit en cuisine avec notre commande, j'entrai dans le vif du sujet :
— Pouvez-vous m'expliquer ce que vous attendez de nous, monsieur Wood ?
— Voyez-vous, mon cher Hamilton, je suis issu d'une longue lignée de cinéastes, lignée qui remonte jusqu'à la Terre de l'ère pré-spatiale. Je me suis plus particulièrement spécialisé dans la réalisation de remakes des grands classiques du septième art, que je remets au goût du jour. Vous avez peut-être visionné mon Casablanca dans l'espace, un de mes plus grands succès ? Non ? Peu importe. La chance me souriait jusqu'à ce que je commette une grosse erreur. Je me suis mis en tête de réaliser le remake de Star Wars.
— Un remake de La Guerre des étoiles ? siffla Murphy. Les réalisateurs qui se sont lancés dans un tel projet ont tous été assassinés par les fans de l'original avant que les nouvelles versions ne voient le jour !
— C'est tout à fait exact. Les fans ne plaisantent pas avec l'objet de leur passion. Le premier réalisateur a été décapité au sabre-laser. Le deuxième fut pulvérisé dans sa navette par une réplique à l'échelle du Faucon Millénium. Quant au dernier, plongé dans un bloc de carbonite, il orne encore le hall d'entrée du siège galactique du Fan-club de Star Wars. J'ai eu plus de chance que mes prédécesseurs, ajouta Wood en agitant sa prothèse : ils m'ont seulement coupé la main droite pendant un duel. Pour échapper à la furie des fanatiques, je me suis fait emprisonner le plus loin possible, en attendant que ça se tasse. C'est ainsi que j'ai rencontré votre collègue dans le pénitencier de Nouvelle Jurassie. A ma sortie, j'ai fait la connaissance de l'inventeur d'une machine à voyager dans le temps, le Docteur Khi. C'est en discutant avec lui et en évoquant le physique dinosaurien de nos geôliers que j'ai eu l'idée de réaliser une nouvelle version un peu particulière de Jurassik Park. Pas en d'images de synthèse, pas avec des animatroniques...
Wood ralentit le débit de sa voix, pour ménager ses effets :
— ... mais avec de véritables dinosaures de la Terre, ramenés du passé ! C'est là que j'ai besoin d'un cargo. Le vôtre, par exemple. Piloté par des gens pas trop regardant sur la légalité de l'opération, car il existe un flou juridique total en matière de trafic d'animaux qu n'existent plus.
— Le Docteur Khi ? questionna Murphy. Lequel ? Si nous parlons bien de la même chose, ils sont deux frères jumeaux.
— Oui et non, dit le réalisateur. Au départ, le savant dont il est question avait inventé une machine temporelle qui voyageait « en temps réel ».
— Vous voulez dire, l'interrompis-je, que pour remonter d'une journée dans le passé, il fallait une journée de voyage ?
— Une demi-journée, plus précisément. N'oubliez pas que, de son côté, le temps avance à la même vitesse. Si on le remonte à contre-courant, il faut donc T/2 pour remonter de T. (A ce niveau de la conversation, mon cerveau commença à décrocher, mais Murphy avait l'air de suivre. La technique, c'était sa partie, après tout). L'inconvénient du système, poursuivit Wood, outre sa lenteur, c'est qu'on ne peut pas revenir à son point de départ. Pour cela, il faudrait aller plus vite que le temps, afin de le dépasser. Vous comprenez bien que c'est impossible. Le Docteur Khi s'en rendit compte trop tard. Bloqué une année dans le passé, il se rencontra lui-même. Les deux Docteur Khi devinrent inséparables. Leurs génies combinés mirent au point une nouvelle machine à voyager dans le temps beaucoup plus efficace, puisqu'elle permet de se rendre instantanément n'importe quand dans le passé ou le futur. C'est cette invention que nous utiliserons pour capturer nos dinosaures.
— Une minute, intervins-je, complètement paumé. Si l'inventeur se trouve dans le passé, comment l'avez-vous rencontré ?
— Vous faites erreur. Le premier Docteur Khi vient de notre futur, donc il se trouve dans son passé à lui, c'est-à-dire notre présent à nous et à celui de son jumeau, qui est plus vieux d'un an.
Je fus sauvé du naufrage conceptuel par le serveur qui apportait nos plats. Tandis que Murphy et Wood découvraient le contenu de leur assiette, je réfléchissais aux implications financières de la proposition. Nous facturons nos services à l'année-lumière parcourue. Si l'on remonte de, mettons, cinquante millions d'années dans le passé, sans quitter l'orbite terrestre, combien facture-t-on au client ? Zéro année-lumière ? Cinquante millions ? Murphy saurait répondre à cette question de relativité restreinte. Mon domaine à moi, c'était le baratin commercial, les contrats et le tiroir-caisse.
Songeur, je piquai la fourchette dans mon assiette et portai à ma bouche un morceau du ver des sables sauce aigre-douce que j'avais commandé. Je pensais n'encourir aucune surprise avec ce plat asiatique classique. On trouve la nourriture chinoise sur chaque planète, chaque astéroïde habité de la Galaxie, c'est une valeur sûre. Hé bien là, non. Les saveurs électrisèrent mes papilles comme jamais auparavant. Ce n'était pas un mélange d'acide et de sucré ainsi que je m'y attendais. En réalité, j'avais l'impression que chacun de mes récepteurs gustatifs sensibles respectivement à l'aigre et au doux étaient à la fois actifs et inactifs, tandis que mon système limbique devenait schizophrène. Puis la sensation s'estompa : l'aigre disparut au profit du sucré – sans doute ce que Wood avait appelé la réduction du paquet d'onde.
Sceptique, je reposai ma fourchette.
— Quelle est le plus gros animal que nous aurons à transporter ?
— Le brachiosaure : vingt-deux mètres de longueur, plus de trente tonnes. Je vous rassure, tous les animaux seront anesthésiés. Un chasseur expérimenté nous accompagnera et se chargera de cette partie dangereuse. Quant à moi, je m'occuperai du réglage de la machine temporelle.
— Vingt-deux mètres, ça va, on pourra caser le bestiaux dans la soute, pas besoin de vous facturer la location d'une remorque. Par contre, il y aura une prime de risque : notre cargo n'est pas assuré contre les dégâts causés par le transport d'un animal dont l'espèce a disparu.
En réalité, le Rien ne va plus n'était plus assuré du tout tant nos dernières mésaventures avaient siphonné notre compte en banque. Je me gardais bien de le mentionner.
— Un dernier point, demanda Murphy. Avez-vous songé aux paradoxes temporels ? Se rendre dans le passé pour en retirer des dinosaures ne risque-t-il pas de changer l'Histoire ? Et même, pourquoi pas, empêcher l'émergence de l'espèce humaine ?
— C'est là, s'enflamma le réalisateur, que j'ai eu une idée de génie ! Les dinosaures se sont éteints il y a soixante cinq millions d'années. Nous commencerons par capturer le tout dernier d'entre eux : ainsi, aucun risque de paradoxe fâcheux. Nous le ramènerons au studio de tournage, puis nous retournerons dans le passé et nous emparerons de l'avant-dernier dinosaure, qui de fait sera devenu le dernier de son espèce, désamorçant une fois encore toute conséquence catastrophique pour le cours de l'Histoire. Et ainsi de suite. Un raisonnement récursif démontre aisément que, dans ces conditions, le paradoxe temporel est impossible et que l'on peut s'enrichir la conscience tranquille.
— Que ferez-vous des dinosaures quand le tournage sera terminé ?
— Après la sortie de mon Jurassik Park reloaded, j'ouvrirai un parc d'attraction à faire pâlir de jalousie le parc astéroïde de Cosmo-Disney : la Galaxie entière paiera pour contempler d'authentiques dinosaures et acheter les produits dérivés du film.
Satisfait de la réponse, Murphy demanda au serveur un doggy bag pour emporter nos restes de tartare Chateaubriand et de ver des sables sauce aigre-douce – mon associé ne gâche rien quand il s'agit de nourriture, d'alcool, de stupéfiants et de femmes. Quant à moi, j'acceptai le cigare offert par Wood et je conclus ce repas d'affaire fructueux par mon dicton préféré :
— Bien. Les questions techniques étant réglées, parlons de notre pourcentage.
* * *
Au départ, tout se déroula selon le plan. Wood sélectionnait l'espèce de dinosaure dont il avait besoin pour le scénario de son film, le Rien ne va plus remontait le temps grâce à l'invention du (ou des, selon le point de vue) Docteur Khi, nous parcourions la Terre à la recherche du dernier de son espèce, notre chasseur de fauves lui balançait une fléchette anesthésiante (ou toute la boîte lorsqu'il s'agissait d'un brontosaure de vingt tonnes), Murphy et moi le transportions dans la soute, puis on retournait à notre époque, on mettait le cap sur Oméga 3, on déposait le colis et on recommençait.
Facile.
Éreintant, mais facile.
Au bout de deux semaines, Wood commençait à disposer d'un joli casting pour son film et son futur parc d'attraction. A ce rythme, il ne nous aurait pas fallu plus d'un mois pour terminer le job et toucher l'avance sur droits que j'avais négociée avec Wood.
Jusqu'au jour où, débouchant au-dessus d'une forêt vierge du mésozoïque, nous tombâmes nez à nez sur des canons lasers braqués sur le Rien ne va plus. Murphy engagea aussitôt une manouvre d'évitement. Notre agresseur, un chasseur de prime de classe Constrictor, se lança à notre poursuite. Paniqué, j'essayais d'établir un contact radio avec ce dernier afin de le raisonner. Ou au moins savoir pourquoi on allait mourir, c'était quand même la moindre des politesses.
Une voix métallique retentit dans le poste de pilotage.
— Je suis le bras vengeur des Adorateurs de Boba Fett. Mort au profanateur de l'Ouvre et à ses vils complices !
— Merde ! Un fan de Star Wars ! Mais comment il a fait pour venir jusqu'ici ?
— Grâce aux Dévots de Star Trek, qui travaillent en secret sur une machine à voyager dans le temps afin de réaliser leur Graal : remonter au XXème siècle et assister au tournage des épisodes de la Série Originelle !
Murphy faisait faire à notre cargo des slaloms et des loopings qui me donnaient mal au cour. Cramponné aux accoudoirs de mon fauteuil, je me tournais vers mon client.
— Wood ! Je croyais que vous vous étiez fait oublier ! Que l'affaire de La Guerre des étoiles s'était tassée !
— Elle est remontée à la surface, éructa Boba Truc, lorsque vous êtes devenus les hommes les plus riches de l'Univers ! Ivre de gloire, Wood est parvenu à tourner le remake de l'Ouvre Sacrée, s'entourant d'une véritable armée pour se protéger de nos légitimes représailles. Mis devant le fait accompli, j'ai eu l'idée de venir dans le passé, à l'époque où vous êtes encore inconnus et vulnérables, pour empêcher l'avenir de se réaliser. Mort aux incroyants !
— Mais qu'est-ce qu'il raconte ? Murphy, retour d'urgence vers le futur, vite !
La jungle, les dinosaures et le Constrictor disparurent de nos écrans. Nous retrouvâmes avec soulagement le bleu paisible de notre bonne vieille Terre. Nous eûmes cinq bonnes secondes pour souffler. Puis Murphy désigna à travers le hublot l'espace stellaire.
— C'est pas fini. Regardez.
Une douzaine de vaisseaux naviguaient autour de nous. Quelques-uns projetaient des banderoles laser proclamant « Sauvez les bébés raptors ».
Je me pris la tête entre les mains.
— Ne me dîtes pas qu'il y a aussi des fans de Jurassik Park.
— Ce sont plutôt des défenseurs de la nature, expliqua le chasseur de fauves. Regardez le sigle sur leurs vaisseaux : GWF, Galaxy Wide Fund for exo-nature.
— Mais ils défendent quoi, là ? Les dinosaures ont disparu naturellement il y a des dizaines de millions d'années ! Et puis, ils sont au courant que les bébés vélociraptors étaient de féroces carnivores, avant de se transformer en féroces prédateurs une fois adultes ?
— Je pense qu'ils viennent du futur, renchérit Murphy. Regardez le fuselage de vaisseaux. Je n'avais jamais rien vu de semblable.
Je me tournai vers mon pilote.
— Futur ou pas, on ne va pas perdre de temps en palabres. Murphy, passe en stase luminique. On sera plus à l'abri sur Oméga 3.
* * *
Comme vous l'aurez deviné, un autre comité d'accueil nous attendait sur Oméga 3. Cette fois-ci, des hommes armés qui surgirent de nulle part au moment précis où nous posions le pied sur le tarmac de l'astroport du studio de tournage loué par Wood.
Ils se présentèrent comme la Police du Temps du XXXème siècle. Bah, au point où on en était, pourquoi pas, hein ? Leur supérieur, un certain commandant Anderson, nous présenta les chefs d'accusation :
— Monsieur Wood, vous êtes accusé d'avoir failli provoquer l'extinction de la totalité des dinosaures par votre projet de nouvelle version de Jurassik Park.
— Comment est-ce possible ? se défendit notre client. Je ne comptais prélever que quelques dizaines d'animaux, qui de plus étaient déjà les derniers de leur espèce.
— Dans le futur, enfin, un futur n'aura jamais lieu puisque nous sommes intervenus, votre film et le parc d'attraction ont provoqué un engouement sans pareil pour les dinosaures. Vous êtes devenu le magnat de l'industrie du loisir, au point de racheter Cosmo-Disney. Grâce aux parts qu'ils avaient dans l'affaire, messieurs Hamilton et Murphy sont également devenus richissimes, ont racheté plusieurs compagnies de transport, et sont devenus en quelques années les hommes les plus opulents de l'Univers. Voyant qu'il y avait de l'argent à se faire, tout le business de l'industrie du loisir et du transport s'est mis en tête d'aller dans le passé récupérer des dinosauriens. Car les Docteurs Khi, flairant la bonne affaire, ont vendu à prix d'or des licences pour leur machine à voyager dans le temps.
— C'est ainsi qu'est née votre patrouille temporelle, devina Murphy.
— Non, fit Anderson en ramenant ses cheveux en arrière pour montrer de curieuses oreilles en pointe. En ce qui nous concerne, nous maîtrisons le voyage temporel grâce au projet secret du fan-club de Star Trek. Bref, tout le monde voulait son dinosaure, et surtout le plus recherché, le « dernier » dinosaure. A mesure que les populations s'épuisaient, les « derniers » dinosaures devenaient de plus en plus rares, donc de plus en plus chers et convoités, ce qui accéléra leur extinction. Jusqu'à ce que les dinosauriens n'aient jamais existé.
Murphy se pencha vers moi :
— Heureusement pour nous, c'est Wood qui prend tout.
Anderson s'intéressa alors à notre cas :
— Quant à vous, monsieur Murphy, vous êtes accusé d'avoir mis en danger l'espèce humaine tout entière. Hamilton, en tant qu'associé à cinquante pour-cent, vous êtes coresponsable des actes de votre partenaire.
Pianotant sur l'appareil qu'il portait au poignet, le policier projeta devant nous un enregistrement holographique. On y voyait Murphy, assis sur le tronc d'un arbre disparu depuis des millions d'années, ouvrir un sac arborant le logo du Schrödinger Café.
— Ces images ont été prises par une de nos caméras de surveillance temporelles.
— J'avais une petite fringale, protesta mon partenaire. Capturer un archéoptéryx, ça creuse ! Où est le mal ?
Tout en mangeant, Murphy jetait des petits morceaux de tartare Chateaubriand et de ver des sables sauce aigre-douce à une sorte de petit rongeur qui pointait le bout de son museau, sans doute attiré par l'odeur.
— Ce mammifère, expliqua le flic du temps en arrêtant la projection, est un très lointain ancêtre de notre espèce. Il s'apprêtait à se reproduire, donnant naissance à l'humanité par une longue et complexe chaîne évolutive et causale. Sauf qu'en lui donnant à manger de la nourriture quantique, vous avez mis ses pulsions dans une superposition d'états. Du coup, l'homo sapiens s'est mis à exister et en même temps à ne pas exister. Un « homo sapiens de Schrödinger », en quelque sorte. Heureusement, la propagation des paradoxes temporels n'est pas instantanée : pas plus que les photons ne peuvent dépasser la vitesse de la lumière, le déroulement des événements ne peut excéder celle du temps, ce qui nous a laissé une petite marge pour d'intervenir. Après votre départ, nos physiciens ont provoqué la réduction du paquet d'onde dans le sens favorable à notre espèce, et notre ancêtre s'est reproduit comme attendu.
Je fis un rapide calcul mental. Si on avait pris six mois de taule pour recel de dictateur en cavale, on risquait tellement pour mise en danger non intentionnelle de l'espèce humaine qu'il faudrait une machine à voyager très loin dans le futur pour assister à notre sortie de prison.
— Bon allez, cassez-vous, conclut Anderson à notre grande surprise, et notre encore plus grand soulagement. Mais ne recommencez plus. De toute façon, on sait que vous n'avez plus recommencé. Vous ne deviendrez jamais richissimes, mais voyez le bon côté des choses. N'étant plus responsables de la disparition des dinosaures, ni les premiers à tourner le remake de Star Wars, le GWF et les Adorateurs de Boba Fett n'ont plus aucune raison de vous harceler.
— Alors c'est tout ? On se tient à carreau et on n'en parle plus ?
Anderson sourit. Ce n'est jamais bon signe quand le flic qui vient de vous arrêter sourit ainsi.
— Il reste un dernier petit détail à régler pour que l'Histoire reprenne son cours originel. Avant que nous ne confisquions la machine du Docteur Khi, vous allez remettre tous les dinosaures que avez pris exactement là où vous les avez trouvés. Du dernier jusqu'au premier. »
* * *
Comme je vous l'expliquais, remettre les dinosaures à leur place est le pire boulot que j'ai jamais eu à effectuer. Ce n'est pas tellement la nature de la corvée qui est en cause (quoi qu'elle paraisse bien ingrate à l'ex futur homme le plus riche de l'Univers), mais à cause de l'appréhension : et si on se rencontrait nous-mêmes pendant l'opération ? Oh, ce n'est pas le paradoxe temporel qui me perturbe, non. Quand on a failli causer l'extinction quantique de sa propre espèce, on n'est plus à ça près.
Non : le véritable problème, c'est que ce n'est déjà pas facile tous les jours de travailler avec mon associé. Alors, me coltiner en plus un deuxième Murphy ?
Plutôt me faire boulotter par le dernier des vélociraptors.
D'ailleurs, on vient juste de le relâcher.
Philippe Heurtel
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