Ghost Avenue

L'espace d'une seconde, la silhouette d'Eisha se superpose au reflet de mon visage sur la vitre. Elle sort enfin de chez elle. Ça fait une heure que j'attends, assise dans ce bar, face à la rue. Je la revois pour la première fois depuis... depuis un an, bon dieu, oui ! Un an, si l'on excepte les images à la télé et dans les journaux en ligne : ça ne compte pas.

J'ai failli ne pas la reconnaître. Pas à cause de l'année écoulée, non, ni de ses nouvelles fringues, de sa coiffure et du maquillage qui la transfigurent. C'est plutôt cette expression de bonheur serein qui émane de son visage. Je ne l'avais jamais connue que déprimée ou exubérante. Apaisée, jamais, ou peut-être après l'amour, et encore...

Mais je suis idiote, pourquoi je parle d'elle ainsi ? Il ne s'agit pas d'Eisha. Plus vraiment.

* * *

Avec le recul, je réalise que tout ce qui s'est passé tient en germe dans cette remarque anodine que j'avais formulée un jour devant un tableau. On avait décidé, Eisha et moi, de se faire une petite virée dans les musées de la ville, histoire de s'aérer l'esprit loin du tumulte nauséabond de Ghost Avenue, et pour se changer des galeries virtuelles. On s'était particulièrement attardées devant une série de tableaux de Bosch, des visions du paradis et de l'enfer. Vous savez, d'un côté les anges blondinets qui jouent de la harpe sur des nuages, béats comme si le Grand Barbu en personne leur taillait une pipe ; et de l'autre les démons avec leurs fourches qui vous retournent sur le grill, au milieu des vapeurs de soufre et des vagues de souffrance. Fascinée, Eisha contemplait les pécheurs tailladés, brûlés vifs ou écartelés. Elle avait le nez presque collé au tableau, comme pour mieux s'immerger, saturer son champ de vision. J'ai haussé les épaules.

— L'enfer, je n'ai pas besoin de le peindre. Il suffit de se balader dans le monde avec une cam et de filmer.

Sortant de sa contemplation, Eisha a regardé les autres visiteurs massés autour de nous.

— Tu as remarqué, Mél ? Les gens s'attardent plus devant les représentations de l'enfer que devant celles du paradis.

J'ai acquiescé en souriant, avant de m'arrêter longuement devant l'expression déchirée d'un supplicié.

— Ils ne peuvent même pas se shooter pour oublier.

— Il y a des salauds qui méritent bien plus !

La réplique d'Eisha avait été cinglante.

— Tu sais, a-t-elle ajouté, ce que je ferais si je devais décider quel châtiment leur infliger ? Je les ferais devenir bons. Pour qu'alors ils regrettent d'avoir été des salauds et qu'ils en souffrent pendant toute leur putain d'éternité de damnés.

Il n'y avait qu'Eisha pour penser à un truc pareil. Eisha, suffisamment douce pour apprécier le poids d'une souffrance morale, et capable dans le même temps de se montrer cruelle envers ceux qui l'ont blessée.

— Mais si tu faisais ça, j'ai répondu après quelques secondes de réflexion, ça serait injuste.

— Pourquoi ?

Le damné pointait vers nous son regard empli de détresse pure. J'ai pris Eisha par le bras et nous nous sommes éloignées en fendant la foule à contre-courant.

— Je veux dire que si tu faisais ça, c'est quelqu'un de bon que tu punirais. En fait, ça serait une autre personne, qui n'aurait rien fait. D'une certaine manière, l'autre, le coupable, n'existerait plus.

— On ne se baigne pas dans la même rivière, c'est ça ?

— Non, c'est le contraire. La rivière reste la même, mais le baigneur a changé.

— Tu crois ? Et qu'est-ce qui serait le mieux alors ? Le punir, ou le changer ?

Elle ne m'a pas laissé le temps de répondre à cette question hautement métaphysique. Nous étions passées derrière une colonne, à l'abri des regards. Sans préavis, elle m'a prise par les fesses, m'a attirée contre elle et m'a embrassée. J'ai dit que je ne lui connaissais que deux états : déprimée ou exubérante. Elle était en pleine phase Exubérance, à cette époque-là.

* * *

J'avais trouvé Eisha au cours d'une rave sauvage. Parfois, des musicos pris d'une envie soudaine improvisent quelque chose en plein cour de Ghost Avenue, et il arrive que le phénomène enfle jusqu'à devenir une fiesta géante improvisée qui se propage dans tout le quartier.

Pour vous donner une idée, l'Avenue, ça serait comme le rêve d'un architecte ambitieux devenu soudain un cauchemar absurde de Kafka. Au départ, ça devait être la vitrine de la ville : une avenue large comme un terrain de foot, longue de quatre kilomètres, avec des bureaux pour néo-yuppies, plein de magasins et de restaurants chics pour qu'ils claquent leurs euros, des appartements high-tech et grandioses, et puis des galeries d'art, et des espaces verts partout.

Mais des magouilles pas claires à base de fric et de politique ont fait tomber le projet à l'eau. Résultat : une avenue large comme un terrain de foot, longue de quatre kilomètres, à la frontière de la ville, et rien à chaque bout. Terrain vague à l'entrée, terrain vague à la sortie. Les bureaux pas finis ont été investis par les dealers, les appartements grandioses sont devenus des squats, les caves des alcôves pour camés et des cachettes pour cavaleurs. Sans oublier le trottoir : un tapin long de quatre kilomètres.

Le seul truc du projet qui se soit à peu près réalisé, ce sont les galeries d'art. Si vous voulez voir une expo gratuite de street art, et si vous n'avez pas la trouille ni la nausée, allez faire un tour sur Ghost Avenue. C'est une expo permanente et en perpétuel bouleversement, les fresques recouvrent les fresques, les hiéroglyphes réalistes effacent les graffitis animés avant d'être eux-mêmes recouverts de tags. J'apporte ma part à ce kaléidoscope, en attendant le jour éventuel où je vendrai mes gribouillages plus sérieux. Je mets la main à la pâte quand les travaux alimentaires, enseignes de magasins ou travaux de mise en page, tardent à frapper à la porte. Ou tout simplement quand l'envie m'en prend, quand la rage se fait trop forte et doit à tout prix éclater au grand jour.

La nuit de la rave, j'avais les tympans éclatés par les baffles, les yeux injectés de sang, les neurones gorgés de shit. La danse, la foule et la chaleur s'étaient combinés pour me plonger dans un bain de sueur – la mienne et celle des autres – qui me collait des mèches de cheveux dans les yeux, et plaquait mon tee-shirt contre mon corps comme si une main géante et moite me pelotait les seins. Marchant au milieu des canettes vides, des seringues et des danseurs en transe, je cherchais une fille pour terminer la nuit. La lueur d'un brasero faisait danser sur le mur une silhouette à plat ventre sur un bidon rouillé, en train de se faire prendre ; je ne savais pas trop si elle était consentante, si elle se faisait violer, ou si de toute façon elle était trop défoncée pour pouvoir faire la différence.

J'ai haussé les épaules et passé mon chemin. La foule se faisait moins dense et je comptais faire demi-tour quand, au niveau d'un atelier clandestin de montage électronique, je suis tombée sur Eisha. Recroquevillée contre la carcasse carbonisée d'une lev-car volée, amenée et brûlée là quelques nuits auparavant, elle avait les yeux vitreux de ceux qui planent à l'intérieur de leur tête, là où il y a plus de chaleur que dans la réalité. Les bras croisés contre sa poitrine comme pour se protéger, elle avait les ongles enfoncés dans ses épaules dénudées. Fixé au cou au niveau de la jugulaire, un patch vide avait contenu une dose de ko.

Elle était loin d'être excitante – et même si ça avait été le cas, partie comme elle était, elle n'aurait pas été bonne à grand chose. Mais dans l'Avenue, il ne fait jamais bon tripper dehors en pleine nuit. Alors je me suis approchée. Je me suis accroupie, j'ai ramassé la gosse. Bon dieu qu'elle était légère ! Je l'ai ramassée et je l'ai emmenée chez moi.

Depuis un an, je créchais au dernier étage d'un immeuble raisonnablement délabré et cradingue. De là-haut, j'ai vue sur les toits de Ghost, sur les venelles qui irriguent les immeubles depuis l'artère principale, sur les arches qui les enjambent pour relier les terrasses comme des arcs-en-ciel de verre et de métal ; et plus loin encore, la ville et sa coiffe d'air assaini. Mais le plus important, c'est que mon atelier bénéficie d'une bonne luminosité.

Ce palace se trouve au beau milieu de l'Avenue, là où ça craint le plus : si un mathématicien s'emmerdait à calculer le gradient de criminalité le long de la zone, le pic ne tomberait pas très loin de chez moi. Mais on me laisse tranquille. Vinz, le boss de cette tranche de l'Avenue, m'a à la bonne depuis le jour où j'ai taggé son portrait sur la façade de l'immeuble après m'être refusée à lui. En couleur et en grand format, depuis les dreadlocks blondes jusqu'au tatouage sur l'épaule, un truc en japonais censé être une devise de samouraï. Allez savoir pourquoi, ça m'a valu la paix, et mon logement sous les toits. Je dois juste garder mes pots de peinture sous clé, au cas où un petit malin en manque voudrait sniffer mon outil de travail.

Cette nuit-là, j'ai allongé Eisha sur le matelas posé à même le sol, puis je me suis endormie à ses côtés.

Le lendemain, je préparais un café de force douze lorsqu'elle a ouvert les yeux. Accroupie devant le réchaud, j'ai agité la main.

— Salut. Moi c'est Mél.

— Salut.

Seules ses lèvres avaient remué, à peine. Sans bouger la tête, ses yeux ont fureté autour d'elle, sans curiosité, avant de reprendre leur position fixe.

— Je t'ai ramassée cette nuit, pendant que tu trippais à fond. Pas très indiqué, en pleine rue.

— Merci.

— Ici c'est chez moi, j'ai poursuivi en faisant du bras le tour de la vaste pièce. Tu peux rester quelques jours, si tu as nulle part où aller. Ou si tu as des emmerdes.

Elle a haussé les épaules, et répondu après un grommellement d'approbation que ce nouveau squat valait bien ceux qu'elle avait connus depuis quelques mois. J'ai versé du café brûlant dans une timbale, et le temps de relever la tête elle s'était rendormie. Sans que j'aie pu apprendre son nom, ni savoir si ses traits fatigués trahissaient son âge réel ou bien une existence à qui la franche rigolade avait souvent oublié de rendre visite.

Ensuite, on a vécu deux ans ensemble.

* * *

Je n'ai pas pu assister au procès d'Eisha, et pourtant je crevais d'envie de la revoir. Mais on ne m'a pas laissé entrer, pensez, pas une squateuse de l'Avenue. Ça aurait fait plutôt tache parmi le public friqué d'un procès aussi médiatisé. On n'assassine pas tous les jours le patron de la transnationale qui nourrit de synth-food le quart de la planète. Ça s'est passé dans le parking souterrain de la tour géante qui abrite son bureau. Un lieu en principe impénétrable, l'attention des gardes du corps s'était un peu relâchée. Planquée derrière une camionnette, Eisha a abattu sa victime pratiquement à bout portant, d'une balle explosive à signature thermique. Le genre d'arme qui pardonne avec beaucoup de réticence une fois qu'elle a locké sa cible. Les gosses philippins qui ont eu la curieuse idée de revendiquer un monde un tout petit peu meilleur en ont fait l'expérience, l'année dernière, quand les troupes de l'ONU ont débarqué dans les usines.

Les caméras de surveillance ont tout enregistré. La vidéo s'est retrouvée en vente deux jours plus tard dans un tabloïd. Pendant que le chauffeur resté près du corps appelait les secours, les deux cerbères se sont déployés pour retrouver Eisha. Se glissant entre les véhicules, gun au poing, ils ont traqué la gamine qui s'était enfuie en courant. Ils n'ont pas tardé à la retrouver : se sachant prise au piège, elle n'avait pas fait beaucoup d'efforts pour leur échapper. Accroupie entre deux lev-car Mercedes, elle avait tout de même eu le temps de s'injecter la dose d'erase qui allait la plonger dans le coma. Un premier coup de pied a fait valser son arme hors de portée. Un deuxième a envoyé Eisha à terre. Sa tête a heurté durement le sol. Pendant une minute ils se sont acharnés sur elle, peut-être pour la mettre hors d'état de nuire, sûrement pour passer leurs nerfs. Je n'ai vu la vidéo qu'une seule fois ; jusqu'au bout, même si c'était insoutenable – son visage tuméfié, son corps tordu par les pieds et les poings s'abattant sur elle.

Parce que je sentais que je lui devais cela.

* * *

En deux ans, Eisha avait été très allusive sur son passé, et comment elle avait fini par échouer dans un squat de Ghost. Je peux facilement imaginer les saloperies que le monde lui a infligées pour qu'elle en vienne à le haïr et se haïr à ce point. Pour qu'elle désire se détruire, à grands coups de dope, d'alcool ou de lames de rasoir. Prenez une môme, prenez un monde tordu, avilissez la première avec le second, et vous aurez quelque chose qui ressemble à Eisha.

Les jours où son humeur se réfugiait dans la cave, elle me disait entre deux sanglots qu'elle n'avait rien fait, rien demandé. Qu'elle voudrait rembobiner la cassette, changer de film et appuyer sur « start ». Pour tout recommencer depuis le début, peut-être sur de meilleures bases. Elle m'avait raconté ce jour où elle avait voulu se supprimer sans y parvenir. Elle m'avait dit, c'est comme si son corps refusait, comme si les instincts de conservation issus de la couche reptilienne de son cerveau s'opposaient à sa volonté. Son esprit écorché vif se trouvait prisonnier d'une mécanique de chair, d'une machine à vivre.

* * *

J'ai essayé de reconstituer la chronologie des faits. A mon avis, c'est pendant une de ces grandes déprimes qu'elle a été contactée et qu'elle a accepté le contrat. C'était simple : on lui filait le flingue, l'erase, on la larguait dans le parking. L'erase est cette substance qui permet d'altérer sélectivement les connexions synaptiques, d'agir sur les capacités d'apprentissage des réseaux de neurones. Elle est utilisée comme stimulant par les cadres et les étudiants, et aussi en psychothérapie, pour se rappeler ou bien pour oublier. Et puis comme dope, bien sûr.

Mais, prise en quantité suffisante, l'erase est une saloperie qui vous grille le cerveau en beauté. Quand Eisha s'est réveillée, un mois plus tard, dans un service de réanimation, elle était comme ces accidentés de la route qui sortent du coma. Elle ne savait plus marcher, elle ne savait plus parler, elle ne savait plus pisser. Plus qui elle était. La mécanique de chair était devenue une enveloppe toute vide : plus de souvenirs, plus de personnalité, rien. L'erase avait reformaté le cerveau et rebooté la machine, juste laissé un palimpseste vierge ne demandant qu'à être réécrit.

Seule une personne suffisamment haut placée avait pu, un, lui fournir l'erase, deux, lui procurer le flingue high-tech, et trois, l'introduire dans ce parking hyper surveillé. Il y avait bien quelques politiciens et financiers pas nets, si vous me passez le pléonasme, qui pour divers motifs pouvaient se trouver derrière tout ça. Mais la piste s'arrêtait à Eisha, et Eisha était déconnectée. Plan imparable.

Le jour où c'est arrivé, on avait passé l'après-midi dans l'atelier. Moi je bossais sur une toile, Eisha retapait le plafond. L'immeuble était censé supporter un jardin sur le toit. Le bâtiment n'était pas fini, mais ils avaient déjà mis les tonnes de terre sous lesquelles on vivait, et planté des arbres. Une aberration typique de l'Avenue. Résultat, on se tapait périodiquement des infiltrations pas possibles qu'il fallait colmater avec les moyens du bord.

On avait mis un peu de musique, en sourdine, qu'Eisha accompagnait d'un chantonnement évasif. La verrière derrière moi caressait mon dos d'une lumière chaude. On bossait comme ça – sans rien dire, parce qu'on n'a pas toujours besoin de se parler quand on est bien – lorsque la console a bipé. Notre liaison, piratée comme à peu près tout ce qu'on trouve dans l'Avenue, se trouvait régulièrement désactivée par la compagnie du Réseau, et régulièrement on devait en pirater une autre. Eisha a sauté de son escabeau avec une vivacité un peu forcée.

— Bouge pas, je prends !

Elle a échangé de brèves paroles avec son interlocuteur, rien qui me permette de l'identifier, ni deviner le but de l'appel. Puis elle a dit qu'elle devait sortir. Juste ça, « Je dois sortir », sans explication. Je ne lui en ai pas demandées, même si je brûlais de savoir. Ça avait toujours été un deal entre elle et moi, depuis le début : pas de questions non sollicitées ; on n'allait pas se fliquer l'une l'autre. Quand elle est revenue, une heure plus tard, elle a repris ses travaux sans un mot, comme si de rien n'était. Je devine que c'était son mystérieux contact qui l'avait appelée ; sans doute pour la dernière fois.

Le soir, je suis partie avec trois mecs du quartier. On avait décidé de redécorer à notre façon l'enceinte qui protège l'autoroute le long de la ville. Bien encordés, on avait bossé toute la nuit en rappel, pour réaliser une fresque d'un kilomètre de long : un intestin zigzaguant, pour exposer aux yeux de tous la réalité intime de ce monde.

Quand je suis rentrée, elle n'était plus là.

* * *

A l'hôpital où elle se trouvait sous haute surveillance, policière et médicale, on lui a tout réappris. Une enfance en accéléré. Tout ça pour qu'elle puisse passer en jugement, et aussi pour essayer de faire avancer l'enquête, qui était au point mort. Les flics avaient fouillé chez nous, m'avaient interrogé sans rien apprendre – et pour cause, puisque je ne savais rien. Même avec un traitement neuronal adapté, la rééducation a duré plusieurs mois. D'ailleurs les journaux posaient régulièrement la question : est-ce que ça valait le coût élevé des soins, vu qu'elle risquait perpette ou la peine capitale ?

Au bout du compte, Eisha était devenue... une autre personne. Une autre baigneuse dans un Styx inchangé. Une fois convenablement rétablie, elle est passée en jugement. Mais malgré les soins dont elle avait fait l'objet, elle ne se rappelait rien de sa vie d'avant. L'erase avait bien fait son boulot, nettoyé de la cave au grenier en passant par tous les étages, sans oublier les interstices entre les lattes du plancher.

La question de l'identité des commanditaires est donc demeurée sans réponse. Restait à la juger, elle. Son avocat commis d'office a plaidé que, peut-être pas organiquement, mais psychologiquement, et c'était cela qui importait, la personne qui avait commis le crime et celle qui se trouvait dans le box étaient deux individus différents, et qu'à ce titre on ne pouvait donc pas condamner l'accusée. L'accusation a répondu qu'accepter cela, c'était créer une jurisprudence ouvrant la porte à toutes sortes d'abus.

Après d'interminables débats, Eisha a finalement été acquittée. Pour se débarrasser de ce dilemme inédit dans les annales de la justice, on a considéré que l'accusée était irresponsable de ses actes au moment du crime, et qu'au moment du procès elle ne constituait plus un danger pour la société. On lui a juste imposé un suivi psychiatrique pendant un an, pour la forme.

C'était ça, le deal qu'elle avait accepté. Il n'était pas possible d'assassiner la victime sans se faire prendre. L'erase, c'était son sauf-conduit, avec à la clé la renaissance tant désirée. Le moyen de concilier sa volonté avec celle de la machine à vivre.

Et si elle n'avait pas été acquittée ? Elle s'était certainement posé la question avant d'accepter. Je devine sa réponse : de son point de vue, c'est une autre personne qui aurait alors été condamnée, pas elle. Le marché restait acceptable. Tout ce qu'elle voulait, c'était l'erase, c'était disparaître sans contrarier la mécanique de chair.

* * *

Pendant le procès, Vinz a mené sa petite enquête parallèle. Ça ne lui plaisait pas trop, qu'un mec au service d'un politique ou d'un industriel se soit infiltré dans sa tranche de l'Avenue, ait fourré son nez dans ses affaires. Et puis aussi par amitié pour moi. Il est venu me voir en personne, suivi de ses deux lieutenants, pour me signifier qu'ils avaient fait chou blanc.

— Tu comprends, il circule trop de monde, à Ghost. Y compris des mecs qui ne restent que quelques jours, ou quelques semaines. On peut pas tout contrôler.

— Pourtant, il a dû pas mal fouiller la merde avant de trouver la bonne personne.

— Pas sûr. Les paumés, ça manque pas dans l'Avenue.

— Mais il fallait aussi un moyen de pression, j'ai fait en me désignant.

— Comment ça ?

— Eisha aurait très bien pu prendre l'erase sans exécuter le contrat. Si tu veux mon avis, on a dû lui expliquer que si elle faisait ça, elle ne ferait pas long feu. Et, histoire d'être plus convainquant, que moi non plus par-dessus le marché. C'était le seul moyen de faire pression sur elle pour qu'elle aille jusqu'au bout.

— C'est vrai.

— J'ai pas mal cogité ces derniers mois pour deviner ce qui s'est passé dans sa tête.

Il y a eu un moment de silence, que Vinz a rompu :

— J'ai appris qu'elle a été acquittée.

— Ouais.

— C'est bien.

Puis, après une nouvelle pause :

— Je suppose qu'elle ne reviendra pas ?

Bien sûr que non, Eisha n'est pas revenue. La personne qu'elle est devenue n'a aucune raison de le faire, aucune attache envers la parfaite étrangère que je suis pour elle. C'est normal, et je partage l'opinion des juges : la fille qui a été jugée est innocente. C'est Eisha, celle qui est morte, qui est coupable, mille fois coupable, et mille fois pardonnée. C'est comme cette histoire de damnés, dans le musée. Bien sûr, notre conversation de ce jour-là n'était que théorie anodine, rien d'autre que de la philosophie de rade. Pourtant, tout le reste en découle. Ce n'est qu'une coïncidence, évidemment. Ou peut-être que non, peut-être que ça fait partie d'un vaste mouvement d'ensemble, une conséquence d'un putain de théorème d'entropie : plus ça va et plus c'est la merde.

* * *

Je la regarde descendre la rue. J'ai appris qu'elle s'est dégotté un petit boulot de vendeuse, un petit logement, une petite vie tranquille, peut-être même un petit copain. Je crève d'envie de la suivre, de l'aborder, de lui parler. Et je sais que je me ferais moins de mal en me cognant le crâne à coups de barre de fer. Alors je pars dans la direction opposée. Le plus vite possible, avant de changer d'avis, de faire demi-tour, courir après elle et m'exposer à une cruelle désillusion.

Cette année, l'hiver est d'autant plus virulent qu'il a été tardif. Je relève le col de ma veste, et je marche en direction de Ghost Avenue, les poings enfoncés dans mes poches. Ghost Avenue où dans chaque rade, derrière chaque porte dérobée où nous nous sommes embrassées, chaque banc où nous avons regardé passer la vie, m'attendent des fantômes, les milliers de fantômes d'Eisha.


Philippe Heurtel

© Éditions de l'Oeil Du Sphinx. Tous droits réservés.

Pour me contacter au sujet de ce texte :  Contact

Retrouvez d'autres nouvelles de ce genre dans Zones Franches.

Page du recueil Zones Franches