Voyage au pays des steppes

Comment tuer le mouton

Sous la pluie

Départ chez les éleveurs et amis de Cathy qui organisent notre randonnée à cheval. En chemin, une yourte équipée d’une parabole : les temps changent. Comme Tounga a du mal à trouver l’endroit où le bus peut passer à gué la rivière, un motard nous guide malgré la pluie battante ; toujours ce sens de l’hospitalité...

L’aïl des éleveurs est constitué de deux yourtes, dont l’une appartient aux grands-parents (lesquels ont six enfants et une demi-douzaine de petits-enfants). C’est dans l’autre yourte qu’on nous sert l’aïrak. Cet l’hiver, les éleveurs ont perdu la moitié de leurs juments (sur une vingtaine). Le grand-père arrive et salue Cathy. C’est une des rares fois où nous verrons le salut traditionnel, équivalent de notre baiser : l’aîné prend les avant-bras du plus jeune et le renifle, soit au front, soit à droite et à gauche.

« Sauve ta propre vie ! Respire mon odeur et va ! dit-elle. » (Histoire secrète des Mongols)

« Mais pendant ce temps, papa était descendu de cheval et s’approchait quand même. Il m’a reniflé le front à l’endroit où dépassaient mes cheveux. » (Ciel bleu)

Comme les montures ne sont pas prêtes (on nous attendait pour un autre jour), la balade à cheval est reportée au lendemain, ce qui tombe bien puisqu’aujourd’hui il pleut. Elle est remplacée par la randonnée en montagne qui était prévue pour le jour suivant. Le bus nous dépose au pied d’un monastère, près d’un camp de yourtes pour touristes et d’un « art shop ». Le monastère n’est pas très important : remis en fonction depuis six ans, il n’abrite en permanence qu’un seul lama, lequel est rejoint en été par deux autres.

Nous nous mettons en marche. Petite pause devant les ruines d’un monastère détruit durant les purges des années 1930. Envahies par la végétation, elles se trouvent au pied d’un mont sacré, sur lequel il est interdit de grimper. Nous rejoignons sous la pluie le bus qui a contourné la montagne, et déjeunons à l’intérieur.

Retour chez les éleveurs. Nous installons le camp près de leur aïl, entre la steppe verdoyante et une rangée de dunes. Le sol est jonché de petites sauterelles, et c’est un véritable nuage d’insectes qui accompagne chacun de nos pas.

Vie d’éleveurs

C’est l’heure de la traite des juments. Durant la journée, les poulains sont attachés ; lors de la traite, qui a lieu toutes les deux heures, chaque poulain est détaché et placé à côté de sa mère. Il commence à téter, puis il est retiré ; et tandis qu’on le garde tout contre sa mère, on trait la jument (un genou à terre, le seau sur l’autre : un cheval est un peu plus haut qu’une vache...). Alors on rattache le poulain, et on passe à la jument suivante.

« Voici comment on fait le comos [aïrak], qui est le lait de jument : ils tendent une longue corde au-dessus du sol entre deux piquets fichés en terre et à cette corde ils attachent vers la troisième heure les poulains des juments qu’ils veulent traire. Alors les mères se tiennent près de leurs poulains et se laissent traire sans difficulté : si l’une d’entre elles est trop insoumise, un homme prend le poulain, le met au pis et le laisse téter, puis il le retire et laisse la place à celui qui est chargé de traire. [A cette époque, c’étaient les hommes qui étaient chargés de la traite des juments. Aujourd’hui ce sont les femmes] » (Guillaume de Rubrouck)

L’aïrak, et les « aliments blancs »

A partir du moment où, vers le mois de juin, on « attache les poulains », c’est-à-dire qu’on commence à traire les juments, il faut une semaine pour produire le premier aïrak (en utilisant le ferment de l’année passée). Par la suite, le lait frais est ajouté dans l’aïrak déjà produit, de sorte qu’il y a toujours de l’aïrak en permanence.

Le lait – quelle que soit sa provenance – n’est pratiquement jamais bu cru en Mongolie : il est fermenté (aïrak), caillé (tarak, fromages), distillé (arkhi), ou bien simplement bouilli pour le thé et l’urum. En juin a lieu la fête de l’aïrak, qui constitue avec le Naadam et le Tsagaan Sar une des trois fêtes mongoles.

« Le neuvième jour de la lune de mai, ils rassemblent toutes les juments blanches du troupeau et les consacrent. [...] Ils jettent alors à terre du comos [aïrak] nouveau, et fond une grande fête ce jour-là, car ils considèrent qu’ils boivent pour la première fois le comos nouveau, comme cela se fait chez nous en quelques endroits pour le vin. » (Guillaume de Rubrouck)

Le lait de jument sert uniquement à produire l’aïrak (pas de fromage, ni d’alcool), mais durant l’été les mongols en font grande consommation tout au long de la journée, car c’est un liquide très nourrissant. En général, les autres repas sont constitués, le soir d’une soupe, et le matin du reste de la soupe de la veille. On ne mange de la viande qu’en de rares occasions ; pas de fruits ni de légumes, comme il a été expliqué plus haut. En hiver, les Mongols mangent les fromages qu’ils font sécher pendant l’été et qui ainsi peuvent se conserver très longtemps, et la viande séchée ou congelée des bêtes que l’on tue à l’automne. Quand arrive l’hiver, un peu d’aïrak est congelé : il servira pour les offrandes durant la fête du Tsagaan Sar, la fête du nouvel an (nouvel an lunaire), en février.

« En été, ils ne boivent que du comos [aïrak]. Il y a toujours du comos dans la partie antérieure de la maison. [...] Toutefois en été, tant qu’ils ont du comos, ils ne se préoccupent d’aucune autre nourriture. D’où, s’il arrive que meure un bœuf ou un cheval, ils sèchent la viande : ils la débitent en tranches minces qu’ils suspendent en les exposant au soleil et au vent, de telle sorte qu’elles sèchent aussitôt sans sel et sans dégager la moindre odeur. Avec les intestins des chevaux ils font des andouilles meilleures que celles de porc et ils les mangent fraîches. Les autres viandes, ils les gardent pour l’hiver. » (Guillaume de Rubrouck)

« Quand une bête vieillissait, il fallait l’abattre. Car il ne fallait pas qu’elle meure vraiment de vieillesse, elle devait nourrir les hommes qui l’avaient élevée et maintenue en vie tout ce temps. Ainsi en allait-il pour nos deux gros moutons. On a abattu d’abord le plus vieux. C’était à la fin de l’automne. On abattait aussi d’autres bêtes en prévision de l’hiver. » (Ciel bleu)

Le troupeau des éleveurs chez qui nous sommes invités fournit chaque jour vingt litres de lait. C’est beaucoup moins que d’habitude car, d’une part il manque la moitié du troupeau, et d’autre part les juments qui avaient des poulains de un an, donc celles fournissant le plus de lait, sont mortes durant l’hiver : il ne reste que les huit juments ayant des poulains âgés de deux ans. Le lait est mis au frais dans un trou creusé dans le sol, et recouvert d’un grand récipient.

Pendant ce temps, le grand-père – que nous avons surnommé Confucius à cause de la fine moustache qui lui retombe des deux côtés de la bouche et le font ressembler à un vieux sage chinois – a fait sortir les chèvres de l’enclos. Sa tâche accomplie, il sort sa tabatière d’un petit sac accrochée à la ceinture de son del et prise – geste que nous le verrons souvent effectuer. Cette famille possède également des moutons et des vaches – une vingtaine, contre une centaine avant l’hiver.

Comment tuer le mouton

Ce soir, nous sommes invités chez les éleveurs à manger le mouton, qu’ils vont tuer pour nous. La terre ne doit jamais être souillée de sang (anciennement, cet interdit valait aussi pour les princes et personnages importants qui devaient être exécutés. Ils périssaient alors par étouffement) ; c’est pourquoi les bêtes sont tuées selon une technique particulière. Le mouton est allongé sur le dos ; l’éleveur, assis par terre, le maintient immobile avec ses jambes et en tenant de la main gauche les pattes avant de l’animal. De la main droite, il incise le sternum avec un couteau, puis il plonge le bras jusqu’au coude, cherche l’aorte et serre. L’opération est impressionnante en ce sens que l’animal meurt rapidement, sans cri ni effusion de sang.

« J’ai vu mon père lutter contre le grand et solide animal, finir par le renverser et lui mettre sa jambe droite sur le ventre. J’ai attrapé les pattes de derrière qui gigotaient [...] ; je ne voulais pas regarder, mais je n’ai pu m’empêcher de voir la main droite de mon père chercher son couteau à la ceinture, l’acier brillant jeter un éclair, et la pointe, qui semblait caresser le ventre là où s’arrêtait le sternum, tracer une ouverture [...], la main laisser tomber le couteau et, tous les doigts tendus et serrés, pénétrer dans l’ouverture comme un autour se jetant sur un moineau. J’ai vu et senti le corps tressaillir, saisi d’un spasme, et croître la force contre laquelle je luttais. [...] Quand il est mort enfin, quand j’ai senti sa force décliner, souffle après souffle, et finalement s’éteindre, j’ai vu les pattes sans vie échapper à mes mains et rester en l’air, inertes au-dessus du corps, comme des bouts de branches mortes. » (Ciel bleu)

Alors, toute la famille se mobilise pour dépecer l’animal, à l’ombre de la yourte et sous l’œil vigilant de deux milans attirés par le cadavre. Un jeune garçon commencer par retirer la peau. Puis deux hommes découpent la viande jusqu’à ce qu’il ne reste plus qu’une carcasse et la peau (qui sera récupérée). Pendant ce temps, la mère et la grand-mère récupèrent le sang (le sang de mouton sert à faire du boudin) et les viscères. Deux hommes coupent du bois pour le feu qui servira, non pas à faire cuire le mouton, mais à chauffer les pierres qui, elles, cuiront la viande.

Je pars faire le tour de l’aïl pour prendre quelques photos. Je croise le grand-père qui me fait signe d’aller dans sa yourte : Cathy, Darkhan et Aude s’y trouvent déjà en compagnie de la grand-mère. Une assiette de fromages et de beignets circule. L’autel de cette yourte est particulièrement riche – le grand-père est un bouddhiste fervent – avec notamment deux très belles gravures ; plusieurs bougies sont allumées devant l’autel. Comme nous prenons congé, la grand-mère se dépêche de me tendre le bol d’aïrak, car il n’est pas question qu’un invité s’en aille sans avoir bu.

Festin

Après la soupe préparée par Bagui, nous retournons chez les éleveurs pour assister à la cuisson du mouton. Dans un premier temps, un fond d’eau est versé dans un fait-tout métallique. On jette alors, alternativement, des pierres brûlantes qui vont assurer la cuisson, les morceaux de viande, et des aromates. Une fois fermée hermétiquement, cette cocotte-minute est placée sur les braises du feu. La cuisson dure une quarantaine de minutes.

Pendant ce temps, nous observons les éleveurs rassemblant leurs bêtes. A cheval, le grand-père ramène les chèvres dans l’enclos. Les chevaux récalcitrants sont poursuivis par des cavaliers et capturés à l’aide de l’ourga, la perche longue de plusieurs mètre au bout de laquelle se trouve un lasso.

« Monté sur un cheval blanc, un cavalier tenant une perche-lasso à la main parvint seul à leur hauteur. » (Histoire secrète des Mongols)

les garçons luttent les uns contre les autres. Cathy retrouve le cheval qui lui a été offert par ses amis mongols et fait le tour du campement. De leur côté, Aude et Darkhan expérimentent la selle mongole. Darkhan est une pure citadine : elle ne connaît que Ulaan Bator et Darkhan, sa ville natale (en fait, elle découvre son pays en même temps que nous). D’autre part, elle n’est jamais montée de sa vie sur un cheval, et quelques jours auparavant elle affirmait ne même pas vouloir tenter l’expérience. Mais le lendemain, elle terminera notre chevauchée au grand galop !

L’heure est venue de manger le mouton. Tout le monde se rassemble dans la yourte. La marmite est ouverte et l’un de nos hôtes en extrait les pierres chaudes et grasses : il les distribue à chacun des convives, qui doivent se les passer d’une main à l’autre pour les faire refroidir. Puis les morceaux de viande sont distribués. La queue grasse du mouton, traditionnellement réservée à un invité de marque, est découpée et partagée entre tous. L’assiette sur les genoux, nous mangeons avec les doigts ; des morceaux de viande sont ajoutés à mesure que nous vidons nos assiettes. Un bol de bouillon, chaud et gras, est mis en circulation. Nous sommes en tout une bonne vingtaine. Tout le monde, assis sur les lits ou à même le sol, mange avec appétit et dans la bonne humeur. Pour seule conversation, les bruits de mastication et de succion des os. Assise par terre, tout prêt du plat, la grand-mère mange et pioche allègrement. Mon voisin ne parle ni français, ni anglais ; il m’exprime sa satisfaction en levant son pouce et en souriant ; je réponds de même.

« De la viande d’un seul mouton, ils nourrissent cinquante à cent hommes : en effet, ils la coupent menu dans une écuelle avec du sel et de l’eau ; ils ne font pas d’autre sauce ; [...] ils offrent à chacun une bouchée ou deux, selon le nombre de convives. Avant qu’on serve la viande, le maître choisit ce qui lui plaît, et s’il donne à quelqu’un un morceau de choix, il faut que celui-ci seul le mange. » (Guillaume de Rubrouck)

Nous avons apporté des fruits au sirop pour le dessert. Des bougies sont allumées et suspendues dans la yourte. La vodka, puis l’aïrak, commencent à circuler. La source de lait semble inépuisable, la théière est remplie sans discontinuer à mesure qu’elle se vide. La coutume veut que la personne qui reçoit le bol d’aïrak chante d’abord quelque chose avant de boire et de rendre le bol. Les chants mongols qui sont interprétés, tels que Je suis Mongol, texte sur la fierté d’être Mongol, sont mélodieux. Les Mongols ont une fort belle voix : peut-être parce que c’est l’instrument idéal du nomade, car on le transporte toujours avec soi. Tounga interprète une chanson où il est question d’un chauffeur dans la steppe et le désert. Quant à nous, nous entonnons en vrac un Frère Jacques en canon à trois voix, du Tri Yann, du Brassens, et des chansons un peu plus paillardes ou des chansons à boire. Sans oublier Joyeux anniversaire, puisque ce jour-là Christine fête ses 35 ans.

« De même, quand ils veulent faire joyeuse fête à quelqu’un, l’un d’eux, une coupe pleine à la main, prend deux compagnons, l’un à sa droite et l’autre à sa gauche, et s’en viennent tous les trois au-devant de celui à qui ils doivent offrir la coupe : ils chantent et ils dansent devant lui et, lorsqu’il tend la main pour prendre la coupe, ils la lui retirent subitement, puis recommencent la scène et se jouent ainsi de lui trois ou quatre fois en retirant la coupe au dernier moment jusqu’à ce qu’il soit fort gai et en grand désir de boire : alors seulement ils lui offrent la coupe, ils chantent, ils frappent dans leurs mains et battent des pieds jusqu’à ce qu’il l’ait vidée. » (Guillaume de Rubrouck)

Nous prenons congé vers onze heure, définitivement convaincus de l’hospitalité et de la gaieté des Mongols.

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